CHAPTER THREE
Third Chapter (Version F: First Printed Version, Paris 1740)
CHAPITRE III.
De l’Essence, des Attributs, & des Modes.
§. 32.
1[54] COMME je serai obligé d’employer souvent dans cet Ouvrage les termes d’essence, de modes, & d’attributs, & qu’il est assez ordinaire que ceux qui les prononcent ayent des idées fort différentes de leur signification, je crois qu’il ne sera pas inutile de fixer ces idées, & de vous apprendre ce que vous devez entendre par ces mots; car de la véritable notion de l’essence, & de l’attribut dependent des verités tres importantes en Physique. [55]
2 §. 33. Ce qui est impossible ne peut exister, car on appelle impossible ce qui implique contradiction; or si ce qui implique contradiction pouvoit exister, une chose pourroit être, & n’être pas en même tems: ce qui est démontré faux pour tous les hommes.
3 §. 34. Tout ce qui est possible peut exister, car lorsqu’une chose ne renferme rien de contradictoire, on ne peut rien imaginer qui s’oppose à la possibilité de son existence; la possibilité des choses dépend donc de la non-contradiction de leurs déterminations; & dès qu’une chose ne renferme rien de contradictoire, par cela même elle est possible. Un triangle, par exemple, peut être décrit parce qu’il n’est point contradictoire que trois lignes puissent être assemblées à leurs extrémités & renferment un espace: ainsi, quel’on décrive un triangle, ou que l’on n’en décrive point, le triangle reste toujours également possible: la description execute ce qui étoit possible auparavant, mais elle n’ajoute rien de nouveau; ce la fait voir la nécessité de distinguer, come j’ai fait ci dessus, entre actuel & possible. Tout ce qui est possible n’est pas actuel, quoique tout ce qui est actuel soit possible: ainsi, il faut une cause externe pour l’actualité, c’est-à-dire, pour l’existence, qui est le complement de la possibilité; & sans l’actualité un [56] Etre resteroit éternellement dans le pays des possibles, (si je puis m’exprimer ainsi) & ne parviendroit jamais à l’existence.
4 §. 35. On appelle donc, un Etre, ce qui peut exister, & dont les déterminations n’impliquent aucune contradiction, soit que cet Etre existe, soit qu’il soit seulement possible: car nous parlons souvent d’Etres passés, ou futurs, & donnons par conséquent le nom d’Etre à tout ce qui est possible, soit qu’il existe ou non, mais on apelle Etre de raison, chimere, ce qui implique contradiction, & ne peut jamais exister, c’est-à-dire, ce qui est impossible.
5 §. 36. Lorsque nous considerons les Etres qui nous environnent, nous y remarquons des déterminations variables & des déterminations constantes: une pierre, par exemple, est tantôt chaude & tantôt froide, mais elle est toujours dure, composée de parties, & pesante. La dureté, la pesanteur, la divisibilité sont donc les déterminations constantes de l’Etre que nous appellons une pierre; & la chaleur, la couleur, &c. sont ses déterminations variables. Ainsi, l’Horloge à Pendule qui est sur cette cheminée, a toujours les mêmes rouës, le même ressort, &c. mais la situation de ses différentes parties entre elles varie à tout moment pendant qu’elle va. De même les côtés & les angles d’un triangle demeurent inalterables, soit qu’on inscrive [57] ce triangle dans un cercle, ou qu’on le circonscrive à ce cercle, ou que l’on abaisse une perpendiculaire de son sommet sur sa base.
6 §. 37. Lorsque l’on considere avec attention les déterminations constantes, & qu’on les compare entre elles, on remarque que quelques unes dépendent tellement des autres, qu’elles ne sçauroient subsister, ni avoir lieu dans l’Etre sans les premieres, au lieu que les premieres ne dépendent nullement les unes des autres, & ne se déterminent point mutuellement; mais qu’elles sont seulement telles, qu’elles peuvent subsister ensemble, & être combinées, sans s’entredétruire. On voit, par exemple, que trois côtés & trois angles sont également des déterminations permanentes & invariables dans un triangle, cependant avec plus d’attention, on s’apperçoit que lorsque deux lignes droites sont jointes par leurs extrêmités, elles ne se déterminent point l’une l’autre, & qu’elles peuvent faire un angle, ou n’en point faire; & faire un angle d’une certaine grandeur, ou d’une autre: mais cet angle & les deux côtés une fois déterminés, les deux autres angles & le troisiéme côté le sont aussi; & il faut absolument les faire de la grandeur que ces premieres déterminations exigent, car toute autre maniere est impossible. Ainsi, le troisiéme côté, & les deux autres angles d’un triangle, dépendent des deux côtés & de l’angle compris. [58]
7 §. 38. Lorsque l’on veut concevoir comment un Etre est possible, ce n’est point les déterminations variables qu’il faut considérer, car ces déterminations subsistant tantôt, & tantôt ne subsistant plus, elles ne peuvent point entrer dans le nombre de celles qui constituent un Etre, puisque cet Etre peut subsister malgré leurs variations.
8 On ne peut point non plus poser, pour concevoir cet Etre, les déterminations constantes qui découlent, & sont elles-mêmes déterminées par d’autres déterminations qui les précedent; car on veut sçavoir ici comment l’Etre est possible, & ce qui le rend possible: il faut donc assembler les déterminations de cet Etre qui ne se repugnent point l’une à l’autre, & qui ne sont point des suites nécessaires d’autres déterminations antécedentes, comme sont, par exemple, dans un triangle, les deux côtés & l’angle compris; car come le troisiéme côté & les deux autres angles ne sont possibles, qu’autant que les deux côtés & l’angle compris sont posés, il faut poser les deux côtés & cet angle avant le troisiéme côté, & les deux autres angles: ainsi, les déterminations primordiales sont celles qui constituent l’essence d’un Etre.
9 Puisque c’est par son essence qu’un Etre devient possible, quand on veut connoître la possibilité d’un Etre, il faut connoître son essence, c’est-à-dire, la maniere dont cet Etre peut être produit: ainsi, l’essence est la premiere [59] chose que l’on puisse concevoir dans un Etre; & aucun Etre ne sçauroit subsister sans essence.
10 §. 39. Tout ce qui se déduit de l’essence appartient constamment à l’Etre, & c’est ce qu’on appelle, attribut ou proprieté. Tout ce qui repugne à l’essence d’un Etre, c’est-à-dire, à ses déterminations primordiales & essentielles, ne sçauroit se trouver dans cet Etre, mais tout ce qui n’est point contradictoire à ces déterminations peut s’y trouver, quoiqu’il ne s’y trouve pas toujours; & c’est là l’origine des attributs, & des proprietés variables, ou des modes. Il répugne, par exemple, à l’essence d’un triangle d’avoir quatre côtés, parce que l’essence du triangle exclut le quatriéme côté; mais il ne repugne point à cette essence que le triangle soit partagé en deux par une ligne tirée du sommet sur la base.
11 Tout ce qui se trouve dans un Etre doit donc se rapporter ou aux proprietés essentielles & primordiales, ou aux attributs, ou aux modes. Ainsi, les proprietés essentielles & primordiales, ou l’essence d’un triangle sont deux côtés & l’angle compris: ses attributs sont un côté & deux angles; & ses modes sont d’être inscrit, circonscrit, &c.
12 §. 40. Les proprietés primordiales & les attributs sont constamment dans l’Etre, & ne l’a[60]bandonnent jamais; mais les modes peuvent s’y trouver, & ne s’y trouver pas: & il n’y a que leur possibilité de nécessaire, & d’invariable.
13 §. 41. Il n’y a point de raison primitive & intrinseque pour que les déterminations essentielles d’un Etre se trouvent dans cet Etre, car ces déterminations étant ce que l’on peut concevoir de premier dans l’Etre, on y peut concevoir quelqu’autre chose d’anterieur d’où les déterminations premieres dépendent elles-mêmes: ainsi, par exemple, il y a une raison premiere & interne pourquoi le triangle équilateral a ses trois angles égaux; mais il n’y en a point pourquoi ses trois côtés sont égaux. Car ces trois côtés égaux sont ce que l’on prend pour démontrer l’égalité des trois angles: car un triangle est déterminable de plusieurs façons; il peut être équilateral, ou scalene; mais c’est moi qui le détermine à être équilateral, en faisant ses trois côtés égaux. Il en est des déterminations essentielles d’un Etre, comme des données d’un problême, qui sont des déterminations simplement possibles, qui ne se contredisent & ne s’entredétruisent point; & qui font naître par leur combinaison quelque nouvelle détermination qu’on doit chercher. Si ces premieres déterminations qu’on nomme les déterminantes, avoient une raison intrinseque pourquoi elles sont ensemble, le [61] problême seroit plus que déterminé; pour trouver, par exemple, le quatriême côté L. d’un trapese, on donneroit plus de déterminations qu’il n’en faut pour la solution du problême, en donnant les trois côtés A. B. C. & les trois angles o. u. r., puisque les trois côtés A. B. C. avec les deux angles o. & u. suffisent pour déterminer tout ce qui convient à ce trapese, & le troisiéme angle r. étant déja déterminé lui-même par ces données, il ne doit point entrer dans le nombre des déterminantes: car ces données n’ont point de déterminations intrinseques, & leur grandeur peut varier, & être telle que celui qui donne le problême le juge à propos; mais l’angle r. est déterminé par les trois côtés A. B. C. & les deux angles o. & u. & sa grandeur ne sçauroit varier.
14 §. 42. Il est évident par-là que les proprietés ou attributs, ont leur raison suffisante dans les déterminations essentielles; car puisque ces essentielles étant posées, les proprietés le sont aussi, on peut comprendre par la nature des déterminations essentielles pourquoi les attributs ou proprietés, sont plutôts telles, que tout autrement. Ainsi, on voit que la grandeur des angles r. & s. & du côté L. du trapese A. B. C. L. découle de la grandeur des trois autres côtés, & des deux autres angles qui sont les déterminations essentielles du trapese A. B. C. & qui font son essence; & ces essentielles dé[62]terminantes variant, les attributs ou proprietés varient aussi nécessairement: elles sont les inconnuës d’un problême, qui doivent avoir leur raison suffisante dans les données, puisque sans cela il seroit impossible de resoudre le problême, & de les déterminer.
15 §. 43. Les modes sont la limitation du sujet dont ils sont les modes: tout ce qui ne repugne point aux déterminations essentielles, quoique les essentielles ne le déterminent point, est un mode: ainsi, l’on peut comprendre par ces essentielles, pourquoi un mode est possible, mais non pas pourquoi il devient actuel; car si les déterminations essentielles contenoient la raison de l’actualité des modes, les modes deviendroient des attributs, puisqu’il seroit impossible qu’ils ne se trouvassent pas dans l’Etre.
16 §. 44. Ainsi la simple possibilité des modes reconnoit sa raison suffisante dans l’essence; mais leur actualité dépend, ou d’autres modes antécedens, ou d’Etres extérieurs; ou de l’un & de l’autre à la fois.
17 Les attributs ne peuvent pas non plus contenir la raison de l’actualité des modes, car ce qui est fondé dans les attributs, est originairement fondé dans l’essence, d’où les attributs dépendent; & ainsi les modes actuels seroient nécessaires & immuables comme les attributs mêmes, si la raison de leur actualité se trouvoit [63] dans les attributs: or puisque cette raison ne se peut trouver dans l’Etre même, il faut qu’elle soit fondée dans les modes antécédens; car un Etre n’a que son essence, ses attributs, & ses modes: si elle n’est pas dans l’Etre même, il faut qu’elle se trouve dans les Etres extérieurs, & si une partie seulement de cette raison se trouve dans l’Etre, il faut que le reste se trouve dans les Etres extérieurs, pour que la raison de l’actualité des modes devienne suffisante.
18 Un exemple éclaircira tout ceci, la position donnée des parties d’un Horloge, par exemple, ne dépend point de son essence, parce qu’elle peut changer; la possibilité de cette position dérive seulement de l’essence: mais son actualité vient de la position précédente; & si un agent extérieur faisoit tourner les roues de cet Horloge, l’actualité de la nouvelle position que ses parties acquerroient, dependroit en partie de cet Etre extérieur, qui applique sa force à faire remuer les rouës, & en partie de la position précédente, dans laquelle il a trouvé les rouës de cet Horloge avant de les faire tourner.
19 Les mouvemens du Corps humain peuvent encore servir d’exemple; car tous les mouvemens que je puis faire avec mon bras sont possibles par mon essence; mais l’actualité d’un mouvement quelconque, dépend en partie des [64] objets extérieurs qui m’y déterminent, & en partie de la situation antécédente de mon bras.
20 §. 45. Comme l’essence consiste dans la-non répugnance de l’assemblage de plusieurs déterminations pour faire un seul Etre, on voit que la possibilité des essences actuelles est nécessaire, & qu’il implique contradiction, qu’il y ait eû un tems où une essence qui est possible à présent, ait été impossible, parce qu’il faudroit pour cela qu’une chose pût etre possible & impossible, en même tems. L’essence d’un triangle, par exemple, consiste en ce qu’il ne repugne point que trois Lignes données, dont deux prises ensemble sont plus grandes que la troisiéme, renferment une espace, & l’on ne peut jamais concevoir que cela devienne impossible, sans admettre que les mêmes déterminations pussent se repugner, & ne se point repugner en même tems.
21 §. 46. De même que les essences sont possibles de toute éternité, elles sont invariables: car si on substituë à la place d’une des déterminations qui constituent l’essence d’un Etre, une autre détermination qui puisse subsister avec les autres, (car sans cela cette substitution de détermination ne pourroit avoir lieu) on aura un Etre nouveau; mais le premier n’aura pas été changé pour cela dans sa possibilité, ni dans son essence. Ainsi, par exemple, si à la place [65] d’un des côtés d’un triangle, on en met deux autres, on ne détruit ni on ne change pas pour cela l’essence du triangle; mais on fait une Figure à quatre côtés, c’est-à-dire, un Etre d’une nouvelle espéce.
22 Ainsi, les Scholastiques avoient raison de dire que les essences sont comme les Nombres: rien n’est plus juste que cette comparaison, qui même est une espece de démonstration qui éclaircit merveilleusement cette doctrine des essences; car, pour faire un nombre, on combine quelques unités, dont la combinaison n’est point nécessaire, mais seulement possible: or si vous ôtez une de ces unités, ou que vous leur en ajoutiez une, vous aurez un autre nombre; ainsi rien ne peut être ôté, ni ajoûté à un nombre, salvo Numero, sans la destruction de ce nombre. Il en est de même des essences; quelques déterminations qui ne sont point nécessairement ensemble, mais qui ne se repugnent point, constituënt l’essence; & quoique vous en ôtiez ou y ajoûtiez, l’essence ne demeure plus la même, ce n’est plus le même Etre; mais il en nait l’essence d’un autre Etre très-différent du premier.
23 §. 47. Il suit encore de ce qu’on a dit sur le fondement des attributs, qu’ils sont incommunicables: car ayant leur raison suffisante dans l’essence, il est impossible de les transporter ailleurs; & il ne peut se trouver d’attributs dans [66] un sujet que ceux qui découlent de son essence. Ce que finit cette dispute si fameuse parmi les Philosophes, si Dieu a pû donner la pensée à la matiere ou non; car il suit nécessairement de la Doctrine des essences, qu’il ne peut y avoir de propriétés dans un sujet que celles qui naissent de son essence, c’est-à-dire, de la Combinaison de ses déterminations essentielles & invariables. Tous les Philosophes avouent que la matiére, en tant que matiére, c’est-à-dire, en tant qu’étenduë & impénétrable ne peut former une pensée; mais ils disent, que Dieu a peut-être donné à la matiére l’attribut de la pensée, quoiqu’elle ne l’ait point par son essence, & qu’ainsi, comme on ne sait point ce quil a plû à Dieu de faire on ne peut savoir non plus si ce qui pense en nous est matiére ou non. Puisqu’ils avouent que la pensée n’est point fondée dans l’essence de la matiére, & qu’elle n’est point un attribut de la matiére, elle ne peut pas non plus lui avoir été communiquée, puisque par la Doctrine des essences, les attributs sont incommunicables, & qu’ils doivent tous avoir leur fondement dans l’essence: il est donc impossible que la pensée puisse être un attribut de la matiére.
24 §. 48. J’ai dit dans le Chapitre précédent (§. 30.) que l’entendement de Dieu étoit la source des possibles, mais comme cette matiére est de la derniére importance dans la Phy[67]sique, je crois nécessaire de l’éclaircir ici.
25 L’entendement Divin est la source de tout ce qui est possible, parce que toutes les choses possibles avec toutes leurs déterminations possibles y sont contenues, mais les essences des choses, c’est-à-dire, les premieres déterminations, par la combinaison desquelles elles deviennent possibles, & dont toutes leurs propriétés découlent, ont leur fondement dans le principe de contradiction, & sont possibles, parce qu’il n’implique point contradiction que de telles ou telles déterminations puissent être assemblées d’une telle, ou d’une telle maniére. Ainsi l’essence d’un Cercle consiste dans une Ligne dont tous les points sont également éloignés d’un autre point qu’on nomme centre: or il n’implique point contradiction qu’une Ligne puisse être tournée autour d’un point fixe pour décrire un Cercle, & il est impossible de concevoir que cela ait jamais impliqué contradiction. Ainsi, les essences des choses ne sont point arbitraires, & ne dépendent point de Dieu: car si les choses n’étoient possibles que parce que Dieu l’a voulu ainsi, elles deviendroient impossibles s’il le vouloit autrement, c’est-à-dire, que tout seroit possible & impossible en même tems, ce qui est une contradiction dans les termes: ainsi dire que les essences ne dépendent pas de Dieu, c’est dire simplement que Dieu ne peut pas les contradictoires, ce qui n’est pas une négation de puissance. [68]
26 Si l’on accordoit que les essences des choses dépendissent de la volonté de Dieu, il s’ensuivroit encore une autre contradiction bien palpable; car l’entendement de Dieu consistant dans la représentation des possibles, si la possibilité des choses dépendoit de sa volonté, il faudroit dire que Dieu a été sans entendement, pendant que sa volonté étoit occupée à créer des possibles: or il n’y auroit point eu alors de raison pour laquelle il eût pû se déterminer à accorder la possibilité à certaines choses plûtôt qu’à d’autres, puisqu’il ne les conoissoit pas. Ainsi, c’est comme si l’on disoit que l’entendement ou la représenation des choses étoit en Dieu, avant l’entendement & la représenation des choses, ce qui est une contradiction dans les termes.
27 §. 49. Quoique l’essence des choses ne dépende pas de Dieu, cependant il ne s’ensuit pas qu’il y ait rien hors de lui; car les idées qui représentent la possibilité des choses sont essentielles à Dieu, & son entendement contient tout ce qui est possible, & tout ce qui ne s’y trouve point est impossible. Ainsi l’entendement Divin est la région éternelle des vérités, & la source des possibilités, de même que sa volonté est la source de l’actualité & de l’éxistence.
28 On doit donc dire que l’actualité des choses dépend de la volonté de Dieu, car ayant donné [69] l’éxistence à ce Monde plûtôt qu’à tout autre Monde possible, le Monde éxiste, parce que Dieu l’a voulu, & un autre éxisteroit s’il l’avoit voulu autrement; mais la possibilité des choses a sa source dans l’entendement de Dieu qui a conçû nécessairement tout ce qui est possible de toute éternité, mais non pas dans sa volonté qui ne peut se déterminer que conséquemment à ce que son entendement se représente. Ainsi, on ne doit rien admettre comme vrai en Philosophie, quand on ne peut donner d’autre raison de sa possibilité que la volonté de Dieu, car cette volonté ne fait point comprendre comment une chose est possible. Ainsi, on ne peut concevoir comment un aussi grand homme que Descartes a pû penser que les essences étoient arbitraires, puisque cette opinion est entierement renversée par le principe de contradiction, que lui-même avoit posé dans le commencement de sa Philosophie.
29 §. 50. Ainsi quand il est question d’admettre quelques propriétés dans un Etre, il faut voir si cette propriété découle de son essence, c’est-à-dire, des déterminations primordiales qui le rendent possible; car en tant qu’un Etre est considéré seul, il faut montrer sa possibilité intrinseque par le principe de contradiction, & sa possibilité externe, ou son actualité par le principe de la raison suffisante & de là déduire les attributs de cet Etre, & les modes dont [70] il est susceptible. Et quand on considere cet Etre comme placé dans la suite des choses, & lié avec les autres Etres qui l’environnent; il faut montrer comment un Etre dépend de son voisin, & quelles causes ont donné l’actualité aux modes qui étoient simplement possibles, lorsque l’Etre étoit consideré comme isolé & hors de la suite des choses: c’est de cette maniére que Dieu a exécuté sa volonté, & que l’on doit chercher à rendre raison des choses dans la Philosophie.
30 Cette seule vérité de l’immutabilité des essences, bannit tout d’un coup de la Philosophie toutes les hipotheses précaires, & tous les monstres sortis de l’imagination des hommes, qui ont tant retardé le progrès des Sciences & de l’esprit humain: telles sont les forces primitives des Scholastiques qui se trouvoient dans la matiére, sans autre raison que la volonté de Dieu: telle seroit l’attraction si on en vouloit faire une propriété inhérente de la matiére: telle est enfin, comme je l’ai dit ci-dessus, (§. 47.) l’idée du célébre Locke sur la possibilité de la matiére pensante.
31 §. 51. On peut expliquer par ce principe de l’immutabilité des essences, ce que c’est que Substance dont tout le monde parle, dont personne n’a encore donné une bonne définition.
32 Les Scholastiques définissoient la Substance, Ens quod per se subsistit & sustinet accidentia, [71] c’est-à-dire, un Etre qui subsiste par lui-même & est le soutien des accidens: mais quand on veut sçavoir ce que c’est que subsister par soi-même, soutenir des accidens, & la maniére dont ils sont soutenus, on ne reçoit pour toute réponse que nouveaux mots à définir, & ausquels aucune idée distincte n’est attachée.
33 Descartes n’a pas été plus loin que les Scholastiques sur ce sujet, car il definit la Substance, un Etre qui éxiste tellement qu’il n’a besoin d’aucun autre Etre pour son éxistence: or on voit bien que cela revient au per se subsistere des Scholastiques, & que de plus, si on prend cette définition à la rigueur, il n’y aura que Dieu qui soit une véritable Substance, puisque toutes les Créatures subsistent par lui, & que lui seul subsiste par lui-même.
34 M. Locke lui-même s’arrête à la notion imaginaire de la Substance, telle que les sens & l’imagination la donnent au vulgaire, il dit: que la Substance n’est autre chose qu’un sujet que nous ne connoissons pas, & que nous supposons être le soutien des qualités dont nous découvrons l’éxistence & que nous ne croyons pas pouvoir subsister, sine re substante, sans quelque chose qui les soutienne, & nous donnons à ce soutien le nom de Substance, qui, rendu nettement en François veut dire, ce qui est dessous, ou cequi soutient. On voit aisément que cette notion de la Substance est entierement confuse, comme M. Locke l’avoue lui-même, [72] & qu’elle n’est autre chose qu’une espéce de comparaison qui a quelque ressemblance avec la notion véritable.
35 D’autres Philosophes ont nié la distinction entre Modes & Substances, croyant que tout ce qui appartient à l’Etre étoit également nécessaire, & que les Modes devenoient des Substances, & les Substances des Accidents selon qu’on les considéroit, confondant ainsi les substantifs de la Grammaire qui sont des Substances par fiction, avec les véritables Substances de la Nature. Ainsi, quand je dis blanc, j’exprime un mode; mais j’en fais une Substance par fiction, quand je dis blancheur, quoique la blancheur ne puisse jamais être une véritable Substance.
36 §. 52. On a vû ci dessus (§. 36.) que chaque Etre a des déterminations constantes, qui demeurent toujours les mêmes pendant que l’Etre subsiste, & des déterminations variables qui changent pendant que les autres durent. Nous avons vû de plus, que les attributs découlent nécessairement des déterminations essentielles, ainsi que la possibilité des modes, dont l’actualité seule est variable (§. 39. & 43.) Or il suit de-là, que les déterminations essentielles sont le soutien de l’Etre, où ce substratum, qui a tant embarrassé les Philosophes; car les déterminations essentielles étant ôtées, les attributs tombent comme en ruine, de même que les modes, & alors l’Etre n’éxiste plus, n’est plus lui. [73]
37 Ainsi, l’essence est la source des attributs & de la possibilité des modes, ainsi elle est comme le support & le soutien de tout ce qui peut convenir à l’Etre; & l’on peut définir la Substance, ce qui conserve des déterminations essentielles & des attributs constans, pendant que les modes y varient & se succedent, c’est-à-dire, un sujet durable & modifiable: car en tant qu’il a une essence & des propriétés qui en découlent, il dure & continuë d’être le même, & en tant que ses modes varient, il est modifiable: mais un Etre qui n’est point modifiable est un accident, comme le blanc, par exemple; car la moindre modification de cette couleur la change en une autre, & elle ne peut être modifiée sans être changée.
- G: Il n’y a peut être point de mots qui ayent un sens moins fixe, & auxquels ceux qui les prononcent attachent des idées plus différentes que ceux d’essence, d’attributs, & de modes, je crois donc très nécessaire de vous donner ici une idée bien précise de ce que vous devez entendre par ces mots, car de la véritable notion de l’essence, des modes, & des atrributs, dépendent les plus importantes vérités de la métaphysique & plusieurs vérités physiques
- G: renfermer
- G: l’actualité est donc le complément de la possibilité, car
- Marginal summary: Définition de ce qu’on appelle un Etre.
- Marginal summary: Les Etres ont des déterminations variables & des déterminations constantes
- G: & la
- G: Lorsque l’on considère attentivement les déterminations constantes d’un Etre, & qu’on les compare entr’elles, on s’apperçoit qu’il y en a quelques-unes qui ne se répugnent point, & qui peuvent subsister ensemble, mais indépendemment les unes des autres, & sans se déterminer mutuellement; au-lieu qu’il y a d’autres déterminations qui bien que permanentes dans l’Etre, dépendent tellement d’autres déterminations, qu’elles ne pourroient avoir lieu ni se trouver dans l’Etre, si les autres déterminations ne s’y trouvoient pas: on appelle les prémieres, les Essentielles de l’Etre, & les autres ses Attributs. On voit, par exemple, que trois côtés & trois angles sont également des déterminations invariables du triangle, mais avec plus d’attention on s’apperçoit, qu’il ne répugne point que trois lignes droites concourent à leurs extrémités pour renfermer un espace, & qu’une de ces lignes, ou deux de ces lignes étant données, les deux autres, ni la troisième ne sont point déterminées, & qu’elles peuvent varier d’une infinité de manières, pourvu que deux prises ensemble, soient plus longues que la troisième; mais que trois lignes droites étant données pour renfermer un espace, le nombre de leurs angles est déterminé, & qu’il faut nécessairement que chacun de ces angles soit d’une telle grandeur, & qu’ils soient égaux pris ensemble à deux droits; mais il n’en est pas des trois angles d’un triangle comme de ses trois côtés, car trois angles d’un triangle rectiligne étant donnés, les côtés ne le sont pas, mais seulement la raison que ses côtés doivent avoir ent’eux: trois lignes droites, qui renferment un espace, sont donc les essentielles d’un triangle, & ses attributs sont, que ces trois angles soient égaux, pris ensemble, à deux droits.
- Marginal summary: Ce que c’est qu’essence, & en quoi elle consiste.
- G: su[b]sistant
- G: cet
- G: puisqu’il
- G: la possibilité de cet Etre
- Not in G
- In G the passage (paragraph 8 to 9) "comme sont, par exemple - subsister sans essence" is replaced by the following passage: comme on vient de voir que sont les trois côtés d’un triangle; les Essentielles d’un Etre sont donc ce qui constitue son essence, ainsi, quand on veut connoître la possibilité d’un Etre, il faut connoître son essence, c’est-à-dire, la manière dont cet Etre peut être produit, car aucun Etre ne peut éxister sans essence
- Marginal summary: Les attributs ou proprietés découlent de l’essence.
- Not in G
- Not in G
- G: essentielles
- G: les essentielles
- G: trois lignes droites qui renferment un espace, ses attributs sont trois angles, & que ces trois angles soient égaux pris ensemble à deux droits, & ses modes sont de pouvoir être inscrit, ou circonscrit à un cercle, &c.
- G: Les déterminations essentielles
- G: parce que leur actualité est fondée dans l’essence de l’Etre, mais les modes peuvent s’y trouver, ou ne s’y trouver pas, parce qu’il n’y a que leur possibilité qui soit fondée dans l’essence
- E: Handwritten correction to pourquoiG: pourquoi
- G: on n’y sauroit
- Marginal summary: Différence entre déterminations essentielles & attributs.
- Marginal note: Planche Ie.
- Marginal note: Fig. 5. Num. 2
- G: ce quatrième côté
- G: intrinseques, qui les déterminent à être ensemble,
- G: par les
- Not in G
- G: Et
- Marginal note: Fig. 5. Num. 2; not in G
- G: ces propriétés
- Marginal summary: Ce qu’on appelle modes.
- Marginal summary: Leur possibilité decoule de l’essence, mais non de leur actualité.E: handwritten correction of the marginal summary to [...] mais non pas leur actualitéG: [...] mais non leur actualité
- Not in G
- Not in G
- G: l’essence ni dans les attributs d’un Etre, si elle se trouve dans l’Etre même
- G: & si cette raison
- G: ou
- G: Ainsi la seule possibilité des modes a sa raison suffisante dans l’essence, mais leur actualité dépend, ou d’autres modes antécédens, ou des Etres extérieurs, ou de l’un & de l’autre ensemble. Un exemple
- G: d’une
- G: car cette position
- G: cette
- G: appliqueroit
- G: auroit
- G: cette
- Read: la non-répugnance
- Marginal summary: Ces essences sont nécessaires.E: Handwritten correction of the mrginal summary to Les essences [...]G: Les essences [...]
- G: un
- Marginal summary: Elles sont invariables comme les nombres.
- G: ni par conséquent
- Marginal summary: Les attributs sont incommunicables.
- Marginal summary: D’où il suit que la pensée ne peut-être l’attribut de la matiére.
- G: les Philosophes qui soutiennent qu’il n’est pas impossible que la matière puisse penser, avouent tous
- E: Handwritten correction to Or tous
- Marginal summary: Locke de l’Entendement Humain.
- E: Handwritten correction to Donc puisqu’ilsG: Or puisqu’ils
- G: la propriété de la pensée n’a pas son fondement
- G: & que vous venez de voir
- G: que les
- G: indispensable de conclure qu’il est
- In G the passages in F, i.e. §§ 48-50 (= paragraphs 25 to 31) are restructured after matière as follows: Je dis que cela c’est impossible, même par la volonté de Dieu à laquelle on a recours ici, car vous avez vu (§. 27.) que la possibilité des choses ne dépend pas de cette volonté: or l’essence des choses consistant dans les prémières déterminations par la combinaison desquelles elles deviennent possibles (§. 38.), cette essence ne dépend pas de la volonté de Dieu, mais elle à [read: a] son fondement dans le principe de contradiction; d’où il suit, que toutes les propriétés étant fondées dans l’essence, on ne peut avoir recours à la volonté de Dieu pour donner à un Etre des propriétés qui ne sont pas une suite de son essence, ainsi la doctrine incontestable des essences, finit entierement cette dispute sur la possibilité de la matière pensante. §. 48. [compare §. 50. in F] Quand il est question d’admettre quelques propriétés dans un Etre, il faut voir si cette propriété est fondée dans son essence, c’est-à-dire, dans les prémières déterminations qui le rendent possible [Marginal summary: Comment on doit juger quelles propriétés appartiennent à un Etre.] ; car entant qu’un Etre est considéré seul, il faut montrer sa possibilité intrinseque par le principe de contradiction, & sa possibilité externe, ou son actualité par le principe de la raison suffisante & de-là déduire les attributs de cet Etre, & les modes dont il est susceptible. Et quand on considère cet Etre comme placé dans la suite des choses, & lié avec les autres Etres qui l’environnent; il faut montrer en quoi il dépend des autres Etres, & quelles causes ont donné l’actualité aux modes qui étoient simplement possibles, lorsque l’on considéroit cet Etre comme isolé & hors de la suite des choses: c’est de cette manière que Dieu a exécuté sa volonté, & que l’on doit chercher à rendre raison des choses dans la Philosophie. Cette seule vérité de l’immutabilité des essences, bannit tout d’un coup de la Philosophie toutes les hypothèses précaires, & tous les monstres sortis de l’imagination des hommes, qui ont tant retardé le progrès des Sciences & de l’esprit humain: telles sont les forces primitives des Scholastiques qui se trouvoient dans la matière, sans autre raison que la volonté de Dieu: telle seroit l’attraction si on en vouloit faire une propriété de la matière: telle est enfin, comme je viens de le dire (§. 47), l’idée du célébre Locke sur la possibilité de la matiére pensante. §. 49. [compare the second passage of §. 49 in F] On voit donc qu’il ne faut rien admettre en Philosophie, quand on ne peut donner d’autre raison de sa possibilité que la volonté de Dieu; car cette volonté ne fait point comprendre comment une chose est possible. Ainsi, on ne peut concevoir comment un aussi grand homme que Descartes a pu penser que les essences étoient arbitraires, car je viens de vous faire voir que cette opinion est entierement renversée par le principe de contradiction, que lui-même avoit posé dans le commencement de sa Philosophie §. 50. [compare the first passage of §. 49 in F] Quoique l’essence des choses ne dépende pas de Dieu, cependant il ne s’ensuit pas de-là qu’il y ait rien hors de lui; car les idées qui représentent la possibilité des choses étant essentielles à Dieu, & son entendement contenant tout ce qui est possible, tout ce qui ne s’y trouve point est impossible. Ainsi, l’entendement Divin est la région éternelle des vérités, & la source des possibilités, de même que la volonté divine est la source de l’actualité, & de l’éxistence.
- Marginal summary: De quelle maniere l’entendement Divin est la source des possibles; no such marginal summary in G
- Marginal summary: Les essences, c’est-à-dire, la possibilité des choses, ne dépend point de la volonté de Dieu; no such marginal summary in G
- Marginal summary: Absurdité inséparable de l’opinion qui fait les essences des choses arbitraires; no such marginal summary in G
- Marginal summary: L’actualité des choses dépend de la volonté de Dieu; no such marginal summary in G
- Marginal summary: Comment on doit juger quelles proprietés appartiennent à un Etre.
- Marginal summary: De la Substance.
- G: ce que l'on doit entendre par le mot de Substance que tout le monde prononce
- Marginal summary: Définition de la Substance par les Scholastiques.
- G: & qui
- G: que de
- G: auxquels
- Marginal summary: Idée de M. Locke sur la Substance.
- Marginal note: Locke liv. 2. ch. 23.
- G: & que
- Marginal summary: Véritable notion de la Substance.
- G: Vous avez vu
- G: Vous avez vu
- G: dépendent
- Marginal summary: Tout Etre durable & modifiable est une Substance.
- Not in G
- G: dépendent
- G: changée entierement, & sans cesser d’être la même
How to cite:
CHAPTER THREE, Version F. In: Du Châtelet, Émilie: Institutions de physique. The Paris Manuscript BnF Fr. 12265. A Critical and Historical Online Edition.
Edited by Ruth E. Hagengruber, Hanns-Peter Neumann, Aaron Wells, Pedro Pricladnitzky, with collaboration of Jil Muller. Center for the History of Women Philosophers and Scientists, Paderborn University, Paderborn.
Version 1.0, April 4th 2024, URL: https://historyofwomenphilosophers.org/dcpm/documents/view/chapter_three/version/f/rev/1.0